Bénéfices exceptionnels Les négociants en matières premières ne connaissent pas la crise
Silvie Lang & Manuel Abebe, en collab. avec David Mühlemann & Adrià Budry Carbó, 19 janvier 2023
Selon la Banque mondiale, environ 95 millions de personnes sont passées sous le seuil de la pauvreté absolue en conséquence de la pandémie et de la guerre en Ukraine. En même temps, l’abandon des énergies fossiles a été renvoyé aux calendes grecques en raison de l’insécurité énergétique à laquelle le monde est actuellement confronté. Une poignée d’entreprises semble toutefois tirer son épingle du jeu: les négociants en matières premières, dont les affaires s’avèrent même extrêmement fructueuses en ces temps de crise.
Les vendeurs de pétrole, de gaz, de charbon, de blé ou de maïs profitent directement de l’augmentation de la demande, de la hausse des prix et des énormes fluctuations sur les marchés des matières premières. En juin 2021, The Economist titrait:
«Alors que les prix des aliments explosent, les firmes agricoles font leurs choux gras.»
D’autres agences ou médias tels que Reuters, Bloomberg ou le Wall Street Journal faisaient état de la «manne financière» pour les négociants en matières premières pendant la pandémie, lors de phénomènes météorologiques extrêmes comme les sécheresses, ou en cas de difficultés d’approvisionnement dues à la guerre.
Le business juteux de l’agroalimentaire
Si les années 2020 et 2021, marquées par la pandémie de Covid-19, étaient déjà très rentables pour la plupart des négociants, le premier semestre 2022 a permis aux discrètes sociétés qui pilotent leur commerce depuis la Suisse d’engranger des bénéfices records. Le numéro 1 mondial du négoce agricole, Cargill, qui mène ses activités commerciales et de fret depuis Genève, a vu ses profits augmenter de 141% au cours de l’exercice financier de juin 2021 à mai 2022 par rapport à leur moyenne avant la crise du Covid-19. Cargill, qui ne publie plus ces chiffres depuis 2020, n’a pas réagi à la divulgation par Bloomberg des bénéfices records enregistrés par le groupe: près de 6,7 milliards de dollars US.
Les autres grands négociants agricoles ont aussi encaissé des profits sans précédents pendant les années de crise. À l’image d’Archer Daniels Midland (ADM), dont la deuxième plus importante branche de négoce, après son siège aux États-Unis, est domiciliée à Rolle (VD), et qui a qualifié l’année 2021 de «tournant majeur» avec «les bénéfices les plus importants de [ses] près de 120 ans d’histoire».
Les bénéfices des négociants peuvent être sujets à de fortes fluctuations. Bunge a, par exemple, enregistré en 2019 une perte de 1,3 milliard de dollars US. Mais cette perte a été compensée par un bénéfice de plus de 2 milliards de dollars en 2021. Depuis lors, on constate chez les négociants une tendance générale à la hausse, comme le confirment les chiffres du premier semestre 2022. ADM a pu renouer avec la croissance et, avec les quelque 2,3 milliards de dollars US enregistrés ces six premiers mois, le groupe a déjà gagné presque autant que sur toute l’année 2021.
Pour Louis Dreyfus Company (LDC), dont le siège opérationnel est domicilié à Genève, la première moitié de 2022 est aussi fort réjouissante: LDC a presque doublé ses bénéfices par rapport à la même période l’année précédente. Dans le rapport financier de LDC, il ressort clairement que cette période de crise n’empêche absolument pas la société et ses concurrentes de continuer à prospérer: «De bonnes performances dans un contexte marqué par des incertitudes sur les marchés internationaux et des perturbations sur les chaînes d’approvisionnement […] ainsi que des préoccupations relatives à une résurgence du Covid, notamment en Chine, amplifiées au premier semestre 2022 par la crise Russie-Ukraine.»
Pétrole, gaz et charbon coulent à flots
Le négoce de pétrole, de gaz et de charbon prospère également, en pleine période de difficultés logistiques, de sanctions et d’efforts pour abandonner les énergies fossiles. Selon Reuters, Vitol, le négociant au plus gros chiffre d’affaires, a déjà dépassé sur les six premiers mois de 2022 son propre record de l’année précédente, avec 4,5 milliards de dollars US contre 4,2 milliards sur toute l’année 2021.
Trafigura, dont le pôle international de négoce est situé à Genève, a pu dégager en 2021 des bénéfices en hausse de 230% par rapport à leur moyenne avant la pandémie. Son patron, Jeremy Weir, estime que ce succès revient entièrement à l’entreprise, affirmant que Trafigura aurait «une fois de plus géré de main de maître l’extrême volatilité des marchés sur une large palette de matières premières, et enregistré des résultats exceptionnels indépendamment des conditions du marché.» La profitabilité des négociants en temps de crise se confirme une fois de plus avec les bénéfices enregistrés par Trafigura au cours de l’exercice financier 2022 (octobre 2021 à septembre 2022): avec 7 milliards de dollars US, la société multiplie par deux son précédent record de 2021.
Mercuria, domiciliée à Genève, a aussi obtenu en 2021 le meilleur résultat de son histoire selon Bloomberg. Si Mercuria ne publie pas non plus ses résultats semestriels, Gunvor, dont le siège est domicilié à une centaine de mètres de Mercuria, sur la très huppée rue du Rhône, annonce pour la première moitié de 2022 des bénéfices multipliés par quatre par rapport à ceux des six premiers mois de 2021.
Les grands profiteurs de la crise
Un géant des matières premières bat cependant tous les autres à plate couture: Glencore. D’après le Financial Times, le géant zougois est «l’un des plus grands gagnants des perturbations causées par la guerre en Ukraine sur les marchés des matières premières». Si Glencore avait enregistré d’énormes pertes en 2015 et en 2020, principalement dans le domaine de l’extraction des matières premières, le groupe a engrangé en 2021 quelque 5 milliards de dollars US de bénéfices, soit une augmentation de 661% par rapport à la moyenne avant la pandémie.
Et s’il fallait encore une preuve que ni les crises sanitaires et énergétiques, ni les guerres et les sanctions n’ont d’impact négatif sur les négociants en matières premières, Glencore la livre avec brio: avec une augmentation de 846% de ses bénéfices par rapport à la même période en 2021, avec 12 milliards de dollars US au premier semestre 2022, le groupe distance haut la main tous ses concurrents.
Parmi les raisons de ce succès: le charbon. On ne connaît pas la part des activités charbonnières sur le total des bénéfices mais celles-ci représentaient au premier semestre tout juste 50% du résultat ajusté (EBITDA: bénéfice avant intérêts, impôts et amortissements). C’est presque dix fois plus que les recettes enregistrées grâce au charbon à la même période un an plus tôt. Il n’y a, dès lors, rien de surprenant à ce que le responsable des finances de Glencore, Steven Kalmin, aille jusqu’à considérer cette période comme «l’heure de gloire» du charbon. Un grand retour pour cette matière première climaticide, et la Suisse, plaque tournante de ce négoce, en profite allègrement. Selon les estimations de Public Eye, 40% du commerce mondial de charbon est négocié depuis la Suisse.
Les milliardaires des matières premières
Mais qui profite en fin de compte de cette manne financière? La discrétion fait partie intégrante du modèle d’affaires des négociants. L’identité des propriétaires est un secret aussi bien gardé que les éventuels liens entretenus avec des proches du Kremlin. Il est toutefois clair qu’une poignée d’acteurs s’engraissent en temps de crise.
La fortune d’Ivan Glasenberg, ancien patron de Glencore qui est également son deuxième actionnaire après le fonds souverain du Qatar, a pris l’ascenseur lorsque l’action du groupe a bondi. Selon le magazine économique Bilan, la valeur de ses parts aurait augmenté de 1,6 milliard de francs entre janvier et août 2022, pour atteindre 6,7 milliards de francs. Avec une fortune totale de 7,5 milliards de francs, Glasenberg figure en bonne position sur la liste des 300 personnes les plus riches de Suisse, publiée par Bilan en novembre 2022. Gunvor appartient quant à elle à 87% au Suédois Torbjörn Törnqvist, dont le patrimoine aurait presque été multiplié par deux depuis début 2021 selon Bloomberg. Avec un peu plus de 3 milliards de francs, il figure aussi parmi les 300 plus grandes fortunes. Chez Mercuria, ce sont surtout l’équipe dirigeante et les fondateurs Marco Dunand et Daniel Jaeggi qui profitent de la situation. Bilan estime le total de leur patrimoine à 2,2 milliards, ce qui signe leur entrée dans le cercle des négociants suisses milliardaires. Avec un patrimoine de 475 millions de francs, le patron de Trafigura, Jeremy Weir, est aussi dans le top 300.
Le club des super-riches compte aussi la famille de Margarita Louis-Dreyfus, présidente du conseil de surveillance de LDC, dont la fortune s’élève actuellement à 3,2 milliards de francs. Mais ce montant paraît bien dérisoire comparé au patrimoine de la famille élargie de William Wallace Cargill, fondateur de Cargill, qui frôle le top 10 des plus riches au monde. Selon l’ONG Oxfam, la fortune familiale aurait augmenté, depuis 2020, de 20 millions de dollars par jour (!). Rien de surprenant dès lors à ce que Bloomberg qualifie Cargill de «machine la plus lucrative de l’économie des États-Unis». L’exercice financier allant de juin 2021 à mai 2022 a propulsé trois autres descendant·e·s du père fondateur dans la liste Bloomberg des 500 personnes les plus riches de la planète. La famille compte ainsi désormais huit milliardaires des matières premières.
Il est assez cynique que toute cette richesse ait été accumulée via une multinationale qui se targue de nourrir le monde. Avec ses quelque 6,7 milliards de dollars US de bénéfices, Cargill aurait de quoi combler le trou de 5,2 milliards de dollars US dans le budget du Programme alimentaire mondial. Mais la multinationale s’est contentée cette année de lui verser 10 millions, soit à peine 0,1% de ses bénéfices.
Chaînes de valeur intégrées et monopoles sur l’information
Mais comment se fait-il que les négociants en matières premières puissent engranger autant de bénéfices? S’ils gagnent autant d’argent en temps de crise, c’est principalement en raison de leur modèle d’affaires. Ces entreprises qui se contentaient jadis de transporter des matières premières d’un point A à un point B ont depuis longtemps développé leurs activités. Certaines sont impliquées dans l’agriculture et contrôlent des plantations, d’autres exploitent des mines, des raffineries ou des réseaux de stations-service. Presque toutes proposent en outre une vaste palette de services logistiques. Les cinq premiers négociants agricoles mondiaux exploitent ainsi 1300 navires, dont 650 sont gérés par Cargill depuis son siège genevois. Les négociants de pétrole, de gaz et de charbon sont aussi depuis longtemps actifs dans le transport maritime. Les cinq plus grands détiennent un total d’au moins 1300 navires, dont plus de 900 sont exploités par Trafigura. Une filiale de Gunvor se targue d’être «l’un des plus grands affréteurs de bateaux-citernes au monde», tandis que Mercuria, Vitol et Glencore sont aussi impliquées dans le transport maritime à travers des sous-traitants.
Avec leur réseau mondial, leur vaste portefeuille de produits et leur position centrale entre l’offre et la demande en matières premières, le tout assorti d’un accès facilité au financement, les négociants sont bien résistants face aux crises. Mais c’est surtout leur accès exclusif aux informations sur le marché qui leur permet de dégager tant de bénéfices.
Ils peuvent anticiper les énormes fluctuations sur les marchés des matières premières afin de dégager un maximum de bénéfices.
Après l’invasion russe de l’Ukraine, il est rapidement devenu évident que l’approvisionnement en énergie et en matières premières allait être soumis à de très fortes variations, en particulier en Europe. Si les prix du pétrole russe de type Oural se sont écroulés après le début de la guerre, ceux d’autres variétés de brut ont explosé. Depuis la décision de l’UE de sanctionner le charbon et le pétrole russes, et de limiter sa dépendance au gaz naturel russe, les prix montent sur le marché des énergies fossiles. Les négociants profitent toujours de la hausse et de la volatilité des prix, et plus les fluctuations sont fortes, plus les bénéfices sont élevés. En conséquence de l’échec politique face à la crise énergétique, les bénéfices des négociants ne font que croître.
Il en va de même sur les marchés agricoles. Les prix des céréales ou des oléagineux avaient déjà augmenté pendant la crise du Covid-19 et, après l’invasion russe de l’Ukraine, ils ont désormais atteint des sommets sans précédents. Comme l’a si bien exprimé le Washington Post en mai 2022, la volatilité des prix est mauvaise pour les personnes qui doivent se nourrir, mais bonne pour les investisseurs, les spéculateurs et les négociants. Entretemps, les marchés se sont certes un peu calmés, notamment grâce à l’accord sur les céréales entre l’Ukraine et la Russie négocié par l’ONU, mais certaines fluctuations et insécurités sont toujours d’actualité.
Les plus gros chiffres d’affaires de Suisse
La guerre russe en Ukraine a certes attiré l’attention sur le négoce de pétrole, de gaz et de charbon, mais les négociants en matières premières restent essentiellement inconnus du grand public. Ils trônent pourtant depuis longtemps en tête de la liste des entreprises au plus gros chiffre d’affaires en Suisse que le Handelszeitung publie chaque année. Pour l’exercice financier 2021, six négociants en matières premières figuraient dans le top 10, mais il en manquait encore quelques-uns.
Des négociants sans siège en Suisse pilotent aussi depuis ici une grande partie de leurs activités et doivent donc aussi être considérés comme suisses. C’est également l’avis de l’Administration fédérale, comme elle l’exprime dans son «Guide de mise en oeuvre des principes des Nations Unies pour l’économie et les droits de l’homme dans le commerce des matières premières». Si l’on corrige la liste en tenant compte de telles entreprises, alors la domination du secteur est encore plus frappante:
Huit des dix entreprises au plus gros chiffre d’affaires de Suisse en 2021 étaient des négociants.
La domination est encore plus flagrante si l’on tient compte du fait que les quelque 950 sociétés de négoce de matières premières, dont près d’un quart sont des sociétés boîtes aux lettres, représentent seulement 0,1% des 600 000 entreprises que compte la Suisse. L’économie suisse est donc dominée par un petit secteur composé d’entreprises extrêmement fructueuses. Et au vu des chiffres attendus pour l’année 2022, les crises semblent ne rien changer à cette situation.
La plaque tournante mondiale des matières premières
Malgré la position dominante de ce secteur, il n’existe guère de chiffres officiels sur la place suisse des matières premières. En cause notamment le «commerce de transit»: c’est certes depuis la Suisse que des entreprises organisent le négoce physique de matières premières à l’international, mais celles-ci ne sont ni importées sur notre sol ni exportées depuis celui-ci et n’apparaissent donc pas dans les statistiques douanières. Il n’existe aucun registre des transactions de ce commerce de transit.
De plus, ni les multinationales, ni le Conseil fédéral, ni le Parlement n’ont jusqu’à présent voulu communiquer de chiffres solides sur, par exemple, la part de la Suisse dans ce commerce mondial. Dans son rapport de 2018 sur les matières premières, le Conseil fédéral s’appuie sur des estimations extraites d’une étude cofinancée par la Confédération. Auparavant, il se référait aux chiffres de l’association professionnelle des négociants en matières premières (STSA). La méthodologie derrière les calculs de ces chiffres reste jusqu’à présent obscure. Ils ne sont donc pas fiables, comme le STSA le concède en réponse à une question de Public Eye.
En raison de cette opacité qui n’est autre qu’un choix politique, Public Eye a réalisé ses propres estimations du poids des négociants suisses. Et il en ressort clairement que la Suisse est et reste l’une des principales plaques tournantes des matières premières puisque la moitié au moins du commerce mondial de céréales passe par des négociants domiciliés en Suisse, tout comme 40% du charbon et un baril de pétrole sur trois.
Malgré le manque de données disponibles, le Conseil fédéral ne se lasse pas de répéter que le secteur des matières premières est une branche économique importante pour la Suisse. Cette affirmation est toutefois difficilement justifiable par le nombre d’entreprises actives dans ce domaine, quelque 950 selon l’estimation de l’Office fédéral de la statistique, pas plus que par les 10 000 personnes employées dans le secteur.
Un secteur deux fois plus important qu’annoncé
Pour estimer l’importance du secteur en Suisse, il peut être plus judicieux de prendre pour référence la valeur créée par le commerce de transit selon la Banque nationale suisse. Comme le négoce de matières premières constitue l’essentiel du commerce de transit, ce chiffre peut servir de valeur indicative pour le secteur. C’est notamment ce qu’a fait le Conseil fédéral dans son rapport de 2018 sur les matières premières. La valeur créée par le commerce de transit s’élevait en 2017 à 25 milliards de francs, ce qui représentait 3,8% du PIB et correspondait à peu près à celle du commerce de détail suisse. L’Administration fédérale, les médias et le secteur lui-même se réfèrent encore aujourd’hui à ces «près de 3,8 %» du PIB.
Plus d'informations
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Faits et chiffres sur le commerce de transit en Suisse
Dans la balance des transactions courantes, la Banque nationale suisse (BNS) rassemble tous les trimestres les recettes et dépenses enregistrées par des entreprises suisses avec le commerce de transit. En vertu de l’ordonnance de la Banque nationale, cet inventaire doit tenir compte de toutes les entreprises dont le volume de transactions dans le commerce de transit dépasse les 100 000 francs par trimestre. Parmi celles-ci figurent des négociants en matières premières.
La BNS calcule la création de valeur à partir des données communiquées, qu’elle nomme «ventes nettes du commerce de transit». Cela donne une valeur indicative de l’importance économique du négoce de matières premières pour la Suisse. Mais cette information comporte certaines limitations:
- Le commerce de transit comprend d’autres secteurs en plus du négoce de matières premières. Mais la BNS recense aussi les ventes par catégorie de marchandises, ce qui permet de déduire le secteur concerné. Les catégories liées au négoce de matières premières sont les suivantes: produits énergétiques; produits agricoles et sylvicoles; métaux, pierres et terres. La part de ces groupes de marchandises, et donc du négoce de matières premières, représente environ 85% du total des ventes de marchandises. Comme la BNS ne recense toutefois, par type de produit, que les ventes de marchandises et non la création de valeur, il n'est pas possible d'affirmer avec certitude que ceux-ci proviennent aussi du négoce de matières premières à hauteur de 85%. La part exacte du négoce de matières premières dans la création de valeur par les entreprises suisses dans le commerce de transit ne peut donc pas être déterminée sur la base de la méthode employée par la BNS pour relever les données.
- Toutes les entreprises actives dans le négoce de matières premières ne sont pas recensées dans les statistiques. En vertu de l’Ordonnance de la Banque nationale, toutes les entreprises présentant un volume de transactions suffisamment élevé devraient être tenues de communiquer leurs informations. Mais en dépit de cette obligation de communication, tous les négociants en matières premières ne figurent pas dans l’échantillon défini. Selon la BNS, cela ne devrait pas avoir une incidence significative sur la qualité des statistiques.
- Les chiffres du commerce de transit sont encore sujets à d’importantes corrections plusieurs années après leur première publication. En cause: la pratique de révision de la BNS ainsi que les clarifications parfois importantes qui sont nécessaires dans le cas des sociétés de négoce.
- Les négociants en matières premières sont parfois aussi actifs hors du commerce de transit, par exemple quand ils transforment un produit avant sa vente (comme par exemple le raffinage du pétrole brut). Dans le jargon de la BNS, cela correspond aux «services de production manufacturière à l’étranger». Ces recettes sont présentées de manière distincte dans la balance des transactions courantes. Il est impossible de déterminer la part exacte des négociants dans la création de valeur à travers les services de production manufacturière à l’étranger.
Ce chiffre est toutefois dépassé depuis longtemps. En 2019, la BNS a révisé ses données et fait état d’une création de valeur par le commerce de transit de plus de 40 milliards de francs en 2017, soit environ 5,8% du PIB. Le secteur des matières premières était donc déjà nettement plus important que les chiffres publiés à l’époque. C’est plus que jamais le cas aujourd’hui:
En 2021, la création de valeur s’est élevée à environ 58,5 milliards de francs, ce qui correspond à 8% du PIB, soit plus du double du chiffre auquel la Confédération se réfère.
L’importance économique du secteur pour la Suisse peut également être mise en évidence en le comparant à d’autres branches. La part du commerce de transit dans le PIB est plus importante que celle de l’industrie chimique et pharmaceutique depuis au moins 2012 – les chiffres révisés de la BNS ne remontent pas plus loin dans le temps. Depuis 2016, le commerce de transit dépasse également le secteur de la construction.
Les négociants bientôt aussi forts que la place financière
Dans le secteur privé des services, seule la place financière reste plus importante que le commerce de transit et donc de matières premières. La création de valeur du secteur financier est toutefois restée relativement stable ces dix dernières années, tandis que celle du commerce de transit a énormément augmenté.
En 2021, les prestataires de services financiers et d’assurance, banques comprises, ont encaissé 66,7 milliards de francs, soit à peine plus que le commerce de transit. La part du secteur financier dans le PIB suisse s’élève ainsi à 9,1%. Le commerce de transit, et donc le secteur des matières premières, a aujourd’hui quasiment autant de poids que toute la place financière.
Les lacunes législatives suisses
Autre point commun: les risques liés à ces activités. Depuis des années, Public Eye met en lumière les liens entre le secteur des matières premières et des cas de corruption ou de blanchiment d’argent, des violations de droits humains, des faveurs fiscales scandaleuses, la contribution du secteur à la crise climatique, ou encore les difficultés à appliquer les sanctions. Au vu de ces abus et de l’importance économique croissante du secteur, il est pour le moins surprenant que ni le Gouvernement ni le Parlement suisses ne propose encore de mesures crédibles pour réglementer convenablement ce secteur.
Et ce d’autant plus compte tenu du fait qu’il existe, depuis 2007, une autorité de surveillance (la FINMA) de la place financière helvétique, qui présente aussi de nombreux risques. Cette instance surveille le respect des réglementations du secteur, dont le dispositif législatif de lutte contre le blanchiment d’argent. Dans le secteur des matières premières, il manque un tel cadre légal tout comme une autorité de surveillance. La «surveillance indirecte» des banques sur les négociants, qui est souvent citée, notamment par le Conseil fédéral, comme argument central contre toute réglementation du marché des matières premières, est en outre inefficace, voire inexistante.
Cadeaux fiscaux et failles législatives
Le régime fiscal suisse présente en outre des failles et ne permet pas suffisamment de corriger le tir, par exemple pour redistribuer adéquatement les bénéfices engrangés par les négociants en matières premières. Au contraire, la Suisse continue de miser sur une politique fiscale au rabais et des cadeaux fiscaux scandaleux. Déjà en 1956, les allègements fiscaux taillés sur mesure avaient motivé Cargill à installer son siège européen à Genève. Plus de 60 ans plus tard, la correspondance confidentielle, obtenue début 2022, entre le négociant agricole ADM et l’Administration vaudoise, montre que de tels privilèges fiscaux sont toujours couramment concédés à des entreprises étrangères. Et ce alors que, dans le cadre de sa réforme fiscale RFFA, la Suisse a renoncé, sous la pression de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à accorder divers privilèges fiscaux.
Sur le plan international, les dernières évolutions n’invitent pas non plus à l’optimisme. La réforme proposée par l’OCDE et le G20 pour garantir une répartition plus équitable des recettes fiscales des grandes entreprises entre les États n’est pas encore approuvée, mais les lignes directrices déjà publiées présentent toute une série de failles. Par exemple, les négociants en matières premières sont exclus du pilier 1, qui prévoit une imposition sur les bénéfices dans le marché où les produits sont commercialisés, plutôt que dans le pays hôte de l’entreprise. Les recettes du transport maritime sont par ailleurs exclues du pilier 2, qui prévoit une imposition minimale de 15% pour certaines multinationales.
On ne sait pas encore si la réforme sera effectivement appliquée sous cette forme mais, même si elle l’est effectivement, elle n’empêchera pas le dumping fiscal dans le secteur des matières premières. La redistribution attendue ne se concrétiserait pas non plus puisque les bénéfices pourraient toujours être déclarés dans des pays hôtes comme la Suisse. Les pays du Sud, riches en matières premières, n’en profiteraient aucunement. C’est pourquoi le projet rencontre une vive opposition: l’assemblée générale de l’ONU de novembre 2022 a approuvé par consensus une résolution du groupe africain qui demande l’introduction d’une convention fiscale internationale. Selon la Global Alliance for Tax Justice, cela constitue un «premier pas vers un processus inclusif, démocratique et transparent de réforme de l’architecture fiscale mondiale». La Suisse s’est également jointe au consensus, en formulant toutefois certaines réserves.
La taxe au tonnage
En attendant, la Suisse ne ménage pas ses efforts pour courtiser le secteur des matières premières à grand renfort de cadeaux fiscaux. Déjà dans le rapport de 2018 sur les matières premières, le Conseil fédéral avait annoncé l’introduction d’un impôt spécial sur les bénéfices des sociétés de transport maritime, calculé sur la base du tonnage net des navires et non plus sur les bénéfices de l’entreprise. L’objectif affiché est de renforcer le transport maritime et la place des compagnies suisses. Le Conseil fédéral estime à 60 le nombre de sociétés concernées, avec environ 900 navires, s’appuyant sur les chiffres de l’association professionnelle STSA. Mais le nombre de navires affrétés par des entreprises suisses devrait être nettement plus élevé: les plus grands négociants en matières premières en exploitent plus de 2600, dont une grande partie depuis la Suisse, et dépassent ainsi largement les sociétés de transport maritime.
Comme le Conseil fédéral le sait pertinemment, les négociants pourraient contourner l’impôt sur les bénéfices en transférant les bénéfices internes à leur groupe vers des navires imposés au tonnage. Cela a été confirmé par des initié·e·s en réponse au Sonntagsblick: «La taxe au tonnage est l’une des options les plus simples pour diminuer la charge fiscale.» Selon leurs estimations, les négociants continuent de renforcer leurs activités de transport: «Les sociétés de négoce dotées d’une grande flotte pourraient faire d’importantes économies fiscales en restructurant leurs propres contrats de façon à ce que les bénéfices reviennent à l’activité de transport maritime.»
La taxe au tonnage représente donc un grand privilège pour le secteur des matières premières.
Et si le Conseil fédéral répète à l’envi que «la Suisse ne mène généralement pas de politique sectorielle», cela semble n’être le cas que lorsqu’il s’agit d’imposer des limites à certains secteurs, mais pas quand il est question de les avantager.
Des privilèges fiscaux plutôt qu’une taxe sur les bénéfices exceptionnels
Le Conseil fédéral et le Parlement veulent donc couvrir de cadeaux fiscaux les entreprises qui ont enregistré d’énormes bénéfices pendant les années de crise depuis 2020. Or il serait légitime de faire justement l’inverse en prélevant un impôt spécial sur ces «bénéfices exceptionnels». Les profits enregistrés sont certes directement liés au modèle d’affaires des négociants, mais ils sont principalement la conséquence de circonstances externes telles que la guerre russe en Ukraine, et c’est pourquoi ils devraient être imposés de façon distincte.
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime par exemple que l’extraction de pétrole et de gaz aurait généré environ 2000 milliards de dollars US de bénéfices exceptionnels. En août 2022, le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a reproché aux entreprises du secteur énergétique leur «avidité grotesque», déclarant qu’il est «immoral que des groupes actifs dans le pétrole et le gaz encaissent des bénéfices records grâce à la crise énergétique, au détriment des plus pauvres et de la collectivité, et avec un coût énorme pour le climat.» Lors de l’assemblée générale des Nations Unies en septembre 2022, il a demandé à tous les États «d’imposer ces bénéfices exceptionnels» et d’en utiliser les recettes pour soutenir «les populations qui souffrent de l’augmentation des prix de l’alimentation et de l’énergie.»
La majorité des pays européens sont du même avis et ont déjà introduit une telle imposition, comme l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni, ou l’ont au moins annoncée. La Commission européenne a aussi adopté des mesures en mars 2022, dont la possibilité d’imposer de manière provisoire les bénéfices exceptionnels afin de minimiser aussi vite que possible la dépendance aux ressources énergétiques russes et d’amortir la hausse des prix du pétrole et du gaz. En septembre 2022, les ministres de l’Énergie de l’UE ont formulé une proposition concrète d’imposition des bénéfices exceptionnels de certaines entreprises du secteur énergétique. Les États- Unis discutent également d’un projet de loi en ce sens. Bien que la nature et la mise en oeuvre des diverses mesures varient fortement, et que la redistribution s’avère laborieuse, il existe un consensus international sur l’illégitimité de ces bénéfices exceptionnels et sur la nécessité de les imposer de manière distincte.
L’exception suisse
Mais la Suisse fait exception: en juin 2022, en réponse à une question du président du Centre, Gerhard Pfister, sur l’imposition des bénéfices exceptionnels, le Conseil fédéral a affirmé qu’une telle mesure devrait être rejetée car elle serait notamment néfaste pour la place économique suisse et difficile à calculer. Avec les projets de lois de l’UE et de divers pays voisins, ces arguments ne tiennent plus. Et l’initiative parlementaire déposée en septembre 2022 par le président des Vert·e·s et conseiller national Balthasar Glättli pourrait désormais être entendue. Celleci demande que «les bénéfices exceptionnels significatifs réalisés grâce à la guerre contre l’Ukraine» soient soumis, au niveau fédéral, à un taux d’imposition majoré. Cela concernerait des entreprises des secteurs de la production et du commerce énergétique ainsi que du négoce de matières premières et de l’armement. Des prélèvements pourraient ainsi être faits sur les bénéfices exceptionnels puis redistribués en Suisse, en Ukraine et dans les pays du Sud aux groupes de population qui souffrent le plus des conséquences de la guerre.
Ce qui doit se passer maintenant
Le cadre législatif et les efforts de réglementation de la Suisse ne sont aucunement proportionnels aux risques que présente le secteur des matières premières. L’importance économique croissante des négociants suisses et les énormes profits qu’ils enregistrent en temps de crise rappellent à quel point il est nécessaire de réglementer le secteur.
Public Eye demande donc:
Au Gouvernement et au Parlement suisses
- de s’engager, dans le cadre de l’OCDE/G20 et de l’ONU, en faveur d’une politique fiscale mondiale équitable qui empêche les transferts de bénéfices dans le pays hôte des multinationales, au détriment des pays producteurs de matières premières;
- de renoncer aux privilèges fiscaux pour les négociants en matières premières, tels que la taxe au tonnage, mais d’introduire plutôt une imposition des bénéfices exceptionnels pour le secteur des matières premières et de prévoir une redistribution équitable des recettes fiscales ainsi engendrées;
- d’améliorer la transparence dans le négoce de matières premières, à travers notamment la publication régulière de données statistiques pertinentes;
- d’introduire un devoir de diligence raisonnable exhaustif en matière de droits humains et d’environnement pour toutes les entreprises domiciliées en Suisse, dont les négociants en matières premières; celui-ci devrait aller bien plus loin que les dispositions actuellement en vigueur;
- de créer le cadre législatif nécessaire pour permettre une surveillance du secteur des matières premières avec une autorité chargée de surveiller le respect du devoir de diligence raisonnable et qui puisse sanctionner toute violation de celui-ci;
Aux négociants en matières premières et associations professionnelles suisses
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d’améliorer la transparence relative aux structures de propriété, aux résultats commerciaux, aux activités en Suisse, aux parts de marché et aux contributions fiscales;
-
d’ancrer et de mettre en oeuvre dans les entreprises des systèmes et processus exhaustifs en faveur d’une diligence raisonnable en matière de droits humains, d’environnement et de climat, de blanchiment d’argent et de corruption; et de présenter publiquement des rapports sur les risques identifiés et les violations survenues, de les prévenir et de les réparer le cas échéant.